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L’alliance franco-russe

Auteur : LCL Franc Publié dans Le Casoar.

I. La genèse de l’alliance de 1893.

Les relations francorusses n’ont cessé d’être houleuses tout au long du XIXe siècle, jusqu’à être marquées par des conflits majeurs, que ce soit sous l’Empire, ou la guerre de Crimée. Néanmoins, après 1871, la France se trouvait isolée en Europe du fait de la volonté de Bismarck qui s’est attaché à modeler l’ordre européen autour de l’« alliance des trois empereurs », même s’il est conscient de sa fragilité, l’Autriche-Hongrie et la Russie demeurant en compétition aigue dans les Balkans. A l’issue de la crise de 1877 – 1878 conclue par le traité de Berlin qui a vu la Russie privée de l’exploitation de sa victoire contre l’empire ottoman (territorialement, elle visait une progression vers les Détroits), le chancelier allemand parvient toutefois à ressouder l’alliance germano-austro-russe. En 1881, le système bismarckien triomphe avec la constitution de la Triple Alliance, conclue entre Berlin, Vienne et Rome. La France demeure bel et bien isolée. En 1887, enfin, Bismarck conclut un traité de ré assurance avec la Russie qui verrouille son système diplomatique européen.

C’est dans ce contexte d’isolement total, alors que l’idée de revanche est encore dans beaucoup d’esprits en France que s’ébauchent les premières initiatives d’un éventuel rapprochement franco-russe. En effet, alors que partout dans le monde, Afrique, Egypte, Indochine ou Madagascar, les intérêts coloniaux français se heurtent aux visées britanniques, l’option russe reste la seule alternative diplomatique pour sortir de l’isolement dans lequel la France se trouve plongée depuis près de vingt ans.

Il a beaucoup été répété que l’instabilité gouvernementale que la France subit avec l’avènement du régime parlementaire de la IIIe République a constitué un repoussoir vis-à-vis du gouvernement autocrate russe. Or, au début des années 1890, la France connait une réelle stabilité entre mars 1890 et février 1892 avec le gouvernement Freycinet. Surtout1 , en dépit de cette instabilité au niveau du chef du gouvernement, il faut bien reconnaitre que les titulaires des ministères régaliens demeurent souvent étonnamment stables et, de ce fait, sont à même d’inscrire leur action dans la durée. C’est ainsi qu’entre 1890 et 1897, le Quai d’Orsay a connu une grande stabilité avec seulement deux ministres, Ribot et Hanotaux, avant que Delcassé n’en devienne l’inamovible titulaire durant sept ans, jusqu’en 1904. Cette situation est la preuve qu’il existe à Paris un large consensus en matière de politique étrangère.

Or, à la même époque, Bismarck se voit reprocher par le jeune empereur Guillaume II sa russophilie et le fait que certaines clauses secrètes du traité de ré assurance signé avec la Russie demeurent ignorées de l’allié austro-hongrois. Ce différend, attisé par Waldersee, le chef d’état-major allemand va conduire à la chute rapide du vieux chancelier. La non reconduction du traité de ré assurance, immédiatement après la chute de Bismarck va orienter les Russes vers la France, d’autant plus que les premiers emprunts, déposés à la même époque par la Russie à la Bourse de Paris, ont été couverts en temps très bref. Si les circonstances sont favorables à un rapprochement franco-russe, ce sont les relations entre les chefs des deux armées qui vont sceller ce qui deviendra une alliance en bonne et due forme. Le sous-chef d’état-major français, le général de Boisdeffre a été trois ans attaché militaire à Saint-Pétersbourg, où il a noué d’importants contacts qu’il continue à entretenir, notamment avec le général Obroutchev, le chef d’état-major russe qui, marié à une française, passe tous ses étés dans le Périgord. En juillet 1890, Boisdeffre est invité aux grandes manœuvres russe, alors que le général de Miribel, le chef d’état-major français rencontre le ministre de la Guerre russe, également en vacances en France. L’idée d’une mobilisation simultanée en France et en Russie est acceptée tacitement, même si l’idée ne donne pas lieu à une convention écrite. En mars 1891, dans ce contexte d’une entente cordiale franco-russe naissante, une escadre française est invitée à Cronstadt où les marins français recevront un accueil enthousiaste. Au cours de l’été, Boisdeffre et Obroutchev se retrouvent pour mettre sur pied une convention militaire en bonne et due forme. Ce sont les Russes qui proposent une « alliance défensive contre la Triple Alliance ». Le 5 août 1891, le ministre des Affaires étrangères russes, Giers, annonce à l’ambassadeur de France à Saint Pétersbourg, Laboulaye, que le tsar est disposé à ouvrir des négociations avec Paris. Dès cette époque, il apparait un hiatus dans l’accord entre les deux capitales. Saint Pétersbourg ne veut nullement encourager l’esprit de revanche qui flotte encore à Paris et ne parle que d’alliance défensive. Par ailleurs, il apparait clairement que, si pour la France, la menace principale est allemande, pour la Russie, le concurrent est autrichien. Cette ambiguïté demeurera jusqu’en 1914. C’est à cette époque, 1891, que, parlant des emprunts russes, le Figaro écrit qu’il convient « de lier le patriotisme et l’intérêt bien compris de l’épargne française ». Les épargnants français demeurent néanmoins prudents.

Au cours de l’été, Miribel, Boisdeffre, Freycinet et Ribot mettent au point un projet de convention en six points :

- Mobilisation générale franco-russe en cas de mobilisation de la Triplice.

- Soutien, toutes forces réunies, à l’allié agressé.

- Effort prioritaire contre l’ennemi principal.

- Interdiction de toute paix séparée.

- Concertation permanente des étatsmajors.

- Alignement de la durée de la convention sur la durée de la Triplice.

Si Ribot et Boisdeffre sont les plus allants, Miribel et Freycinet demeurent plus réservés car ils craignent de se faire embarquer dans un conflit austro-russe. Néanmoins, le 17 août 1892, Boisdeffre et Obroutchev paraphent la convention qui ne sera ratifiée que dix-huit mois plus tard après qu’une escadre russe ait été triomphalement reçue à Toulon. Alexandre III meurt quelques mois plus tard et, lors de ses obsèques, Boisdeffre rencontre Obroutchev, Giers et Nicolas II qui lui confirment tous qu’ils se tiendront aux accords de l’alliance qui ne sera pas remise en cause.

Néanmoins, au-delà des manifestations mutuelles de bonne entente des dirigeants des deux Etats, les malentendus originels demeurent. La France se tient sur une prudente réserve pour ne pas dire en retrait sur les dossiers bulgare et ottoman. S’agissant de la question d’Extrême-Orient de 1905, Paris ne se considère pas concerné et ne craint pas de réaction britannique, le traité qui vient d’être signé avec Londres ne comportant aucune clause navale ; elle n’interviet donc pas dans la crise de Mandchurie. Mais surtout, la France n’est pas prête à soutenir sans restriction la Russie dans ses différents balkaniques avec l’Autriche-Hongrie. C’est pourquoi le France demeure sur une grande réserve lors de la crise balkanique de 1908 qui avait vu la Russie et son alliée serbe placés devant le fait accompli lors de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’AutricheHongrie. Symétriquement, la Russie n’intervient pas, même par pression diplomatique, lors des crises marocaines, notamment celle de 1911 qui avait fait redouter l’éclatement d’un conflit francoallemand.

En fait, accord militaire de nature défensif, l’alliance franco-russe vise avant tout au maintien du statu quo ante en Europe. Le tsar Alexandre III, avant de ratifier l’accord, a très explicitement laissé entendre à l’ambassadeur de France qu’il n’avait pris strictement aucun engagement à propos de l’Alsace-Lorraine et qu’il refuserait de s’associer à toute entreprise de revanche. En fait, la Russie considère toujours que c’est l’Autriche-Hongrie son ennemi principal et sûrement pas l’Allemagne, alors que la France, son alliée, raisonne sa politique étrangère de façon rigoureusement inverse. Alors, que s’est-il passé lors de la crise de juillet 1914 ? L’alliance franco-russe a fonctionné, bien qu’il ne s’agissait que d’une alliance strictement défensive et surtout, qu’aucune des deux parties contractantes ne se trouvait directement attaquée ou même menacée par quiconque.

II. L’épreuve des faits 

La crise de juillet 1914. L’essayiste Albert Fabre Luce, hostile à la politique suivie par Poincaré, écrit dès 1924 « L’Allemagne et l’Autriche ont fait les gestes qui rendaient la guerre possible ; la Triple Entente a fait ceux qui la rendaient probable2 ». Avec le recul, le raisonnement de Fabre Luce est assez juste.

Faisant fi que les Russes ne s’étaient guère manifestés lors de la grave crise marocaine de 1911, la démarche de Poincaré est guidée par la hantise d’apparaitre comme un mauvais allié en donnant à la Russie l’impression que la France, comme en 1908, ne la soutiendrait pas dans la nouvelle crise balkanique. Il craint, en cas de défection française de perdre l’alliance russe et de se trouver, lors d’une nouvelle crise, seul face à l’Allemagne. Ce faisant, il quitte le terrain d’une alliance défensive pour s’orienter vers une alliance dissuasive, avec le risque que la dissuasion diplomatique échoue face à une Allemagne velléitaire.

Lors de leur rencontre, juste avant que l’Autriche ne lance son ultimatum à la Serbie3 , Poincaré, pour les raisons exposées plus haut, n’a nullement tenté de freiner Nicolas II dans son intention de soutenir la Serbie dans cette nouvelle crise balkanique. Il ne fait aucun doute que cette absence de conseils de modération de la part de l’allié français, contrairement à ce qui s’était passé lors de la précédente crise balkanique a été interprétée par les milieux dirigeants comme un chèque en blanc. Les dirigeants russes étaient d’autant plus enclins à le croire que ces propos, ou plutôt ce manque de propos, se situait en droite ligne dans ceux tenus pas les ambassadeurs successifs, Delcassé et Paléologue. C’est le même Delcassé qui avait décidé de son propre chef que la lecture prudente et purement défensive de l’alliance franco-russe qui avait toujours eu cours à Paris, notamment lors de la crise bosniaque de 1908 et les guerres balkaniques de 1912 et 1913 était totalement dépassée et qu’il convenait de se montrer beaucoup plus pro actifs dans cette alliance. Il a réussi à en convaincre Poincaré et Paléologue, alors directeur des Affaires politiques au Quai d’Orsay avant qu’il ne lui succède à Saint Pétersbourg.

Cet accord tacite donné par leurs alliés français n’a pu que pousser l’état-major russe à accélérer la mobilisation. Officiellement, alors que le 28 juillet, l’Autriche déclarait la guerre à la Serbie, c’est le 29 que Saint Pétersbourg décidait une mobilisation partielle des corps d’armée de la frontière austro-russe et le 30 que cette mesure était élargie à la mobilisation générale. En fait, ces mesures avaient été largement anticipées. Sans n’en avoir aucunement été averti officiellement, Paléologue, l’ambassadeur de France en Russie pouvait constater de visu une activité militaire inhabituelle dans les gares moscovites4 . Poincaré lui-même note que jamais au cours de leur séjour en Russie, aucun dirigeant, tsar, ministre ou chef d’état-major ne lui a laissé penser que les mesures de pré mobilisation des corps d’armée de Moscou, Odessa, Kiev et Kazan seraient prises dès le lendemain de leur départ5 . Paléologue flairant ce qui était en train de se passer interroge Sazonov qui lui oppose la dénégation la plus ferme, alors qu’outre les quatre corps cités plus haut, il avait été décidé en conseil des ministres l’après-midi même, la mise sur pied de guerre des flottes de la Baltique et de la mer Noire. Par la suite, dans son récit, Poincaré déplore à plusieurs reprises n’avoir jamais été consulte ou seulement informé des mesures décidées par Saint Pétersbourg. Quant à la nouvelle officielle de la mobilisation générale, ce n’est qu’avec beaucoup de retard que l’ambassade en est avertie, et donc Paris.

Durant toute cette période, au cours de laquelle des décisions cruciales vont être prises par les autorités russes, on ne peut que constater une forte tendance à la rétention d’information de leur part, comme si, une fois blanc-seing reçu des autorités françaises, celles-ci ne comptaient plus comme partie prenante. Manifestement, l’alliance russe était en train de déraper et, comme l’avait craint, à fort juste titre, Freycinet lors de son élaboration, la France était en train de se retrouver à la remorque de son alliée russe, alors qu’elle ne se trouvait nullement attaquée, ou même impliquée dans la crise en cours qui relevait d’une lutte d’influence austro-russe dans les Balkans.

Dans toute cette affaire, il convient également de ne pas mésestimer les soucis de politique intérieure qui furent ceux de Poincaré. En effet, les élections toutes récentes de mai 1914 avaient amené un net infléchissement de la majorité vers la gauche et la majorité de la Chambre s’était fait élire sur son opposition à la loi de trois ans. Les hommes politiques modérés, dont Poincaré au premier chef, craignaient beaucoup qu’une abrogation de la loi de trois ans ne produise un effet désastreux sur les milieux dirigeants russes, d’où sa volonté de les rassurer sur les intentions françaises. Ce souci transparait explicitement dans les Souvenirs publiés par Poincaré et l’on sait combien tous les termes en ont été pesés avant leur publication.

Cette dérive de l’alliance franco-russe avait été perçue d’emblée par des observateurs avertis. C’est notamment le cas de Jean Jaurès qui s’apprêtait à la dénoncer à la une de l’Humanité le soir où il fut assassiné. Paradoxalement, c’est également la perception qu’en a eue Jacques Bainville dont le moins que l’on puisse dire est qu’il peut difficilement être assimilé à un pacifiste internationaliste. Dès le 5 novembre 1914, il notait dans son Journal6 : « Le gouvernement français a été manœuvré par ses alliés, et il n’a pas donné le moindre symptôme de son libre-arbitre ». Bainville écrivait ces réflexions à l’occasion de la publication du Livre Bleu, c’est-à-dire les documents diplomatiques britanniques relatifs à la crise de juillet 1914.

Ceci écrit, il est évident que l’immense majorité de la classe politique française, Poincaré en tête, voulait la paix et n’était pas des « va-t-en-guerre » à tous crins. Il n’en demeure pas moins qu’avec la multiplication des crises extérieures, notamment marocaines et balkaniques, un certain nombre d’hommes politiques, de diplomates et de militaires, persuadés qu’il serait de plus en plus difficile d’éviter une guerre européenne, avaient renforcé les liens franco-russes jusqu’à modifier la portée d’origine du traité d’alliance. Leur raisonnement reposait sur l’idée qu’avec une Russie forte, il serait possible de vaincre l’Allemagne, de mettre fin à son hégémonie, et de remodeler la carte de l’Europe, toutes idées que l’on retrouvera en 1918, mais dans un contexte radicalement différent, la Russie ayant disparu.

Un des chefs de file de ce courant de pensée n’était autre que Delcassé, ancien, et futur ministre des Affaires étrangères de la première année de la guerre, qui, lorsqu’il était ambassadeur de France à Saint Pétersbourg, tenait le langage suivant à Poincaré7 :

« Je vous garantis que l’empereur Nicolas et ses ministres, tous ses ministres, sont pacifiques. Je considère néanmoins que, d’un jour à l’autre, ils peuvent être débordés par une grande houle de nationalisme slave et se voir obligés d’attaquer l’Autriche pour lui disputer la suprématie des Balkans. Et cela se produirait pas plus tard que demain si l’Autriche, en collusion avec la Bulgarie, essayait de violenter la Serbie. Que feronsnous alors ? Ergoterions-nous sur le texte sacro-saint de l’alliance pour démontrer à la Russie qu’elle ne doit pas compter sur nous ? La laisserions-nous seule aux prises avec l’Autriche, sous la menace d’une invasion allemande ? Que ferions-nous ? Je vais vous dire, moi, ce que nous ferions, ce que nous serions obligés de faire : nous mobiliserions immédiatement ! ».

Il s’agit là de l’illustration lumineuse du risque de l’alliance franco-russe dans lequel Freycinet craignait de se trouver entrainé lors de la conclusion de l’alliance et de la démonstration prémonitoire du déroulement de la crise de juillet 1914.

La France s’est laissé prendre au piège de son traité d’alliance avec la Russie, en se faisant entrainer dans une guerre générale européenne qui a arraché ce cri de rage à Lyautey :

« La guerre ! Mais, ils sont complètement fous à Paris ! Une guerre entre Européens, c’est une guerre civile ! »