Bataille de Fontenoy, par Félix Philippoteaux (1815-1884).
Le XVIIIe siècle : renaissance du patriotisme ?
« Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! ». Le plus souvent, la conception mentale que se fait le grand public des guerres du XVIIIe siècle se résume à cette phrase, imputée au Maréchal de Saxe lors de la bataille de Fontenoy[1]. Des guerres entre aristocrates, absurdes ; n’hésitant pas à envoyer des bataillons entiers au massacre pour de bas intérêts dynastiques. A contrario, les armées révolutionnaires puis napoléoniennes, sont présentées de manière parfois caricaturales, comme en totale rupture ; capables de mobiliser un élan moral nouveau : le patriotisme. En effet, lorsque le mot « patriotisme » est évoqué, il est plutôt associé aux épisodes de 1789 ou à la Première Guerre mondiale, l’apogée de la nation en armes et du citoyen-soldat se sacrifiant pour la mère patrie, à Valmy comme à Verdun.
En réalité, les guerres de l’Ancien Régime sont bien plus modernes qu’on ne le croit, car c’est bien au XVIIIe siècle que le mot apparaît pour la première fois. Dérivé de l’anglais patriot[2], Edmond Dziembowski fait remonter les premières traces du mot « patriote » aux années 1720 pour l’Angleterre et aux années 1750 pour la France, confirmant le rôle de catalyseur de la guerre de Sept Ans[3] dans la genèse de ce phénomène. En effet, c’est au travers des siècles de rivalité franco-anglaise en particulier, que cette notion va se forger. Par la suite, elle se diffusera dans le reste du monde occidental via les guerres révolutionnaires au cours du XIXe.
Naturellement, le fait que le mot en lui-même n’existait pas ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait eu de patriotes auparavant et ailleurs dans l’histoire. Cela indique toutefois que c’est à ce moment de l’évolution des sociétés occidentales, que cette idée de patriotisme a commencé à devenir (ou redevenir) une réalité incontournable. L’Antiquité nous fournit des quantités d’exemples de patriotisme exacerbé, dont la République romaine est certainement l’archétype. Il est donc intéressant de constater que ce phénomène constitue une forme de résurgences de conceptions antiques et que si nous avions pu croire un temps, à la fin de l’histoire (après la chute de l’URSS) et a un monde post-national, celle-ci semble reprendre son cours. Et c’est un cours où les peuples, les nations et les civilisations ont leur mot à dire.
Mais avant d’aller plus loin, comment définir le patriotisme ? Le Petit Larousse nous en donne la définition suivante : « Attachement sentimental à sa patrie, se manifestant par la volonté de la défendre, de la promouvoir. » Edmond Dziembowski quant à lui la définit comme « l’expression la plus poussée de la conscience nationale »[4]. Ainsi, cette notion renvoie à une idée de sacrifice et de combat. Mais au nom de quoi exactement ? Qu’est-ce donc que cette patrie pour laquelle le sujet — que l’on nomme de plus en plus un citoyen au cours du siècle des Lumières — serait prêt à se sacrifier ? La plupart des définitions décrivent la patrie comme le pays où l’on est né, auquel on appartient en tant que citoyen ; la communauté nationale envers laquelle on entretient un sentiment d’attachement affectif.
Tentons dans un premier temps de lever l’ambiguïté contenue dans le terme de patriotisme lui-même, pour ensuite étudier les évolutions historiques qui ont conduit à la réapparition de ce phénomène du XIVe au XVIIe. Quant au XVIIIe siècle, nous nous focaliserons plus particulièrement sur les décennies qui encadrent la guerre de Sept Ans, période sujette à un patriotisme intense. Enfin, nous verrons comment la France monarchique, avant-gardiste sous Louis XIV mais dépassée par l’Angleterre sous Louis XV, va tenter de s’adapter en adoptant un patriotisme compatible avec l’absolutisme.
Patriotisme ou matriotisme ?
Bien que familier en apparence, ce mot renferme une dualité cachée, qu’il nous semble utile d’expliciter, car elle est certainement la source de bien des incompréhensions. Ce terme contient en réalité deux concepts différents et a priori contradictoires. L’un de ces concepts est passif et se rapporte à l’endroit où l’on naît, la famille au sein de laquelle on grandit, que l’on ne choisit pas. C’est l’attachement à la terre mère et au foyer nourricier, qui s’opère dès le plus jeune âge. Il correspond symboliquement au groupe des mères, le premier cercle de la socialisation humaine. Le second est plus actif, masculin et renvoie à un attachement affectif envers une communauté plus large, ce qui sous-entend une forme plus ou moins poussée d’adhésion ou de rejet à un projet de société, le groupe des hommes. Autrement dit, l’ambiguïté provient du fait qu’un terme de genre masculin serve à exprimer à la fois un principe féminin, horizontal, charnel, nourricier et un principe masculin, vertical, légal, structurant.
Ainsi, le soldat breton de 1914 qui ne comprend pas les ordres de ses officiers français, (probablement pas plus qu’il ne comprend ce qu’est la République) sacrifie sa vie dans les tranchées pour sa matrie la Bretagne qui n’est pas celle du Picard ou de l’Auvergnat qui partagent son tragique destin. Sa patrie est pourtant la même que celle de ses camarades. Ils partagent la même communauté légale mais pas charnelle. Au sein de l’empire Austro-Hongrois par exemple, la fidélité à l’empereur est une réalité qui dépasse les nations. L’Empire est une maison commune, un lien de fidélité viril tissé autour de son armée ; qui fait qu’un soldat tchèque se bat pour la même patrie que son camarade autrichien. Pour l’Autrichien, patrie et matrie sont une seule et même chose, pas pour le Ruthène ou le Slovaque. Pays légal contre pays réel dirait Charles Maurras.
Nous sommes malheureusement tributaires de l’idiome qui nous permet de véhiculer notre pensée. Notre langue française ne possède plus de genre neutre (présent à l’origine de toutes les langues indo-européennes), et c’est le masculin qui fait fonction. Étymologiquement le mot français « patrie » signifie « pays des pères », alors que la langue grecque possède deux mots distincts : « patrie » et « matrie[5] ». Aussi l’emploi du néologisme « matrie » aurait le mérite de dissiper toute ambiguïté. Matrie ne figure pas dans le dictionnaire, mais l’Académie française nous en parle en ces termes[6] : Nom qu’on devrait substituer à celui de Patrie, selon Plutarque, parce que les attributs de la terre natale tiennent plus de ceux de la mère que de ceux du père. Il a été employé par quelques écrivains français, qui ont répété cette remarque.
Il ne s’agit pas d’un simple débat philosophique ou anthropologique. Cette distinction, si anodine soit-elle en apparence, peut nous permettre de faire la lumière sur certains chemins de vie de combattants, que l’on rencontre depuis la nuit des temps et qui peuvent paraître contradictoires de prime abord. Le royaliste vendéen qui prend les armes contre ses frères de sang durant la Révolution, le républicain espagnol face au franquiste, le combattant de la France libre aux prises avec les forces vichystes, le Russe blanc contre le rouge, ne sont-ils pas en réalité tous des matriotes, attachés qu’ils sont à la même terre, la même langue, la même culture ; mais qui s’affrontent pour deux patries différentes ? Chaque guerre civile voit ainsi éclore des luttes fratricides, qui peuvent être vues comme des sortes d’épisodes œdipiens collectifs où un groupe de pères cherche à en tuer un autre afin de s’emparer de la mère matrie. Cette distinction nous permet de comprendre comment peuvent cohabiter dans la France des Lumières, deux types de patriotismes, l’un monarchiste et l’autre républicain. Cela permet de comprendre pourquoi plusieurs types de patriotismes peuvent se taxer mutuellement de traîtres et avoir chacun « raison » de leur point de vue. Elles peuvent également nous permettre de comprendre pourquoi la distinction entre assimilation et intégration n’est pas anecdotique, à l’heure où le corps législatif s’interroge sur la façon de lutter contre le « séparatisme », c’est à dire, comment éviter que deux patries cohabitent au sein d’une même matrie.
La genèse du patriotisme
Commençons par nous interroger sur les évolutions sociétales qui ont transformé l’Europe dans les siècles qui ont précédé la guerre de Sept Ans afin de comprendre ce qui a permis l’apparition de ce phénomène. En effet, il est impossible de comprendre le rôle et la particularité du concept de patriotisme au XVIIIe siècle, sans le replacer dans le contexte des idées de son temps. Ce n’est pas un concept agissant isolément. Il est le produit d’un corpus plus global, il en est l’un des prolongements logiques.
L’émergence de la figure du patriote et du citoyen s’inscrit dans une dynamique profonde de réappropriation d’idées et de conceptions antiques, amorcée par les humanistes dès le XIVe siècle en Italie du Nord. La plume de Pétrarque[7] était en partie guidée par la volonté de réunir les cités italiennes, héritières d’une même culture, une même langue. Le mouvement humaniste portait donc en lui les germes du développement des consciences nationales et de l’émergence du peuple en tant que donnée structurante, agissante, de l’existence des États et non plus seulement en tant que propriété privée de dynasties trans-nationales. De ce point de vue, les auteurs du XVIIIe siècle ne font qu’approfondir cette logique anti-féodale. L’importance du modèle philosophique du citoyen, popularisé par Diderot[8] et développé ensuite par Rousseau, fait référence au modèle de la cité-état grecque[9]. De même, à mesure qu’une antiquité idéalisée s’impose, un retour aux vertus des hommes de ce temps semble logique. Le paysan-soldat romain fait figure de modèle. Son ascétisme, sa détermination sans faille, sa dévotion totale envers la patrie semblent être le fondement de la Rome républicaine qui elle-même est perçue comme la référence ultime, la source du monde civilisé. Cette diffusion lente des idées n’a donc pas surgi brutalement au XVIIIe siècle. Bien avant la guerre de Sept Ans, les consciences nationales anglaises et françaises s’étaient déjà éveillées depuis plusieurs siècles, au travers d’un lent processus de maturation, d’attraction-répulsion, dont la Guerre de Cent Ans est l’épisode le plus marquant. Déjà Louis XIV, dans son appel du 12 juin 1709[10], ne fait pas autre chose qu’appeler à un sursaut patriotique du peuple français, pour renverser le cours de la guerre de Succession d’Espagne. Un conflit oublié de la mémoire du public français et qui pourtant, fait étonnement écho au 18 juin 1940. En cette année 1709, la France est à bout de forces, après sept années de guerre, presque seule face à la majeure partie de l’Europe. La situation devient citrique : la ceinture de Fer de Vauban a craqué, les coalisés ont pris Lille et s’apprêtent à envahir la France par le Nord. Le Roi-Soleil souhaite la paix, les caisses de l’État sont vides et comme un malheur n’arrive jamais seul, l’hiver 1709 a été terrible. La famine qui en a découlé a fait 600 000 morts (3 % de la population). Mais les alliés, grisés par leurs victoires, imposent des conditions humiliantes au vieux Roi, qui reviendraient à briser la puissance française. Le Roi-Très-Chrétien ne peut se résoudre à accepter un tel destin pour son peuple. Il décide alors de se tourner vers ses sujets. Aussi, dans la lettre qu’il fait lire à ses sujets dans toutes les paroisses de France, il ne les infantilise pas. Bien au contraire, il fait preuve de pédagogie et d’humilité. Il leur explique le contexte diplomatique, dévoile les négociations en cours avec les puissances ennemies. Il rompt ce qu’on appelle le secret d’État — ce qui est inédit — à une époque où les masses sont tenues à l’écart des considérations des grands ; et il en appelle à leur attachement à la patrie. Il ne se présente pas uniquement en monarque de droit divin, mais également en Roi des Français. Le résultat ne se fait pas attendre, les paysans et petits artisans s’engagent dans les rangs de l’armée royale, tandis que des nobles et des bourgeois vont jusqu’à vendre leur vaisselle pour financer la levée de régiments et la fabrication d’armes. Ce sursaut patriotique se concrétise par les victoires de Malplaquet[11], puis de Denain[12]. Le cours de la guerre en est changé. Comme nous le disions plus haut, les XVIIe et XVIIIe siècles sont bien plus complexes et modernes que l’historiographie avait eu tendance à les représenter dans les manuels scolaires. On voit donc que déjà, cette notion de patriotisme était une donnée agissante, cent ans avant la Révolution et que la monarchie absolue est bien plus moderne et en phase avec son peuple qu’on ne le dit souvent. Dans le domaine de la modernité, on pourrait aussi parler longuement de l’innovation en termes de « propagande[13] » amorcée sous le règne de Louis XIV. La France avait été précurseur en la matière et ce dès la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), en diffusant des journaux pro-français au travers de l’Europe qui permirent d’influencer l’opinion des élites internationales et de peser sur le cours des guerres de la fin du règne du Roi-Soleil.
L’essor du patriotisme peut donc s’expliquer par une révolution mentale sur des bases philosophiques, combinée au rôle de catalyseur des conflits armés. Mais son succès peut aussi s’expliquer par des causes mécaniques. En effet, on assiste durant cette période à l’apparition d’une sphère publique intellectuelle, en dehors du pouvoir politique[14], qui coïncide avec la montée en puissance de la bourgeoisie en tant que classe sociale. Mais plus que la seule bourgeoisie, cette sphère des salons parisiens inclut également une part de la noblesse, elle dépasse les clivages des ordres traditionnels. Son audience touche également indirectement une partie du peuple, celle qui sait lire désormais. La transformation sociétale que connaît le monde n’est donc pas sans lien avec les bouleversements induits par le progrès technique. L’invention de l’imprimerie, depuis le XVe siècle, rend plus accessible le savoir et l’information. Le taux d’alphabétisation a beaucoup progressé et tout cela permet l’émergence d’une opinion publique au travers de journaux et de pamphlets.
L’affrontement de deux conceptions différentes du patriotisme
Si la réémergence du patriotisme a pu se faire sous un régime monarchique et s’amplifier sous un autre de type républicain, c’est qu’il peut se manifester sous des formes politiques protéiformes, différents modèles, dont certains a priori intrinsèquement antagonistes ou incompatibles.
Jusqu’au début de la guerre de Sept Ans, sentiment national et patriotique se confondent peu ou prou avec l’attachement envers la personne du Roi. Pendant longtemps, la monarchie parvient à garder une forme « d’encadrement de l’opinion publique »[15], au travers de ce que Michèle Fogel appelle un « système d’information ritualisé »[16]. Jusqu’ici, la monarchie parvient à canaliser l’essentiel de la ferveur patriotique. Fogel décrit dans son ouvrage comment les Bourbon développent progressivement (de Henri IV à Louis XIV) un système d’expression de la ferveur populaire via le clergé. Elle s’articule autour de la célébration des Te Deum, ordonnés après chaque victoire et à la fin desquels est récité un message du Roi (désormais unique) à chacun de ses sujets. À l’issue de ces rites solennels, sont données des fêtes organisées à la gloire du monarque absolu. Dans ce schéma, l’individu est passif. Il reçoit le message qui provient d’en haut. Le débat n’a pas sa place. Mais ce système très efficace se grippe au cours du XVIIIe siècle. Alors que trente-trois Te Deum sont ordonnés durant la guerre de Succession d’Autriche[17], seulement sept le seront pendant la guerre de Sept Ans. La raison immédiate de cette perte de contrôle peut s’expliquer en partie par le caractère singulier d’une guerre qui voit la France traverser un désert de victoires à célébrer. Mais au-delà de cela, il y a certainement une raison plus profonde, qui découle de la transformation des mentalités des masses. Ainsi, Fogel rapporte l’anxiété des membres du clergé appelés à célébrer les Te Deum, palpable dès la fin de la guerre de Succession d’Autriche. Cette anxiété traduisait déjà une forme d’épuisement de la docilité et de la passivité de leurs ouailles, c’est-à-dire du peuple, vis-à-vis de ces manifestations royales. Les mentalités avaient déjà fortement évolué.
Cette lame de fond, qui remet en cause le monopole de la monarchie absolue sur le patriotisme, semble provenir de l’étranger. En effet, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, et tant que l’Angleterre est dominée par les Stuart, cette dernière ne représente pas une menace politique. De fait, cette dynastie cherche à copier le modèle absolutiste pour conserver son pouvoir face à un parlement anglais qui cherche en revanche à le renverser. Mais à partir de 1688 et la révolution anglaise, le parlement prend la main sur le Roi. Les Stuart sont renversés et un contre modèle politique se met en place progressivement outre-manche, alors qu’en parallèle débute la première révolution industrielle, couplée à une démographie plus dynamique, qui va jeter les bases de la future hégémonie anglaise. Peu à peu, les rôles vont s’inverser entre Versailles et Londres. Toutefois, de la mort de Louis XIV en 1715 à 1740, les relations sont bonnes. C’est une période de pacifisme de part et d’autre de la Manche et personne n’envisage les drames à venir. La phase de 1720 à 1750 correspond au développement d’un sentiment anglophile. La « Glorieuse Révolution » de 1688 donne à comparer un nouveau type de monarchie qui contraste avec le système français absolutiste et fait naître des rêves au sein des cercles intellectuels français. La monarchie capétienne ne s’en rend pas encore compte, mais elle va être mise en danger par l’émergence de ce contre modèle. Voltaire, le héraut des anglophiles, revient de son voyage en Angleterre (1726-28) subjugué. Il livre une vision idyllique d’un « paradis des intellectuels », dont il admire « la fluidité sociale et la place éminente occupée dans la société britannique par la bourgeoisie ». Selon lui, l’Angleterre est un modèle, il est « convaincu que la modernité britannique, modernité multiforme, peut et doit servir d’aiguillon à son propre pays pour se dégager une fois pour toutes de ses structures « archaïques »[18]. » Les Lettres philosophiques qu’il publie en 1734 sont un succès qui se vend à vingt-mille exemplaires. Plusieurs ouvrages majeurs tels que De l’esprit des lois de Montesquieu sont produits durant cette période d’avant-guerre et vont avoir un retentissement majeur. Puis, alors que la tension commence à monter entre les futurs belligérants, la période de 1750 à 1755 donne lieu à cinq années de vives polémiques entre anglophiles et anglophobes au sujet des institutions britanniques.
Pourtant, malgré l’immense prestige et l’aura de ces philosophes, l’opinion française (des élites comme du peuple) demeure profondément anglophobe. À partir de 1755 et de l’éclatement de la guerre de Sept Ans, apparaît assez logiquement un vif regain d’anglophobie au sein de la population. Cette vague de patriotisme de rejet, spontanée, va être exploitée par deux tendances politiques : l’une plutôt républicaine et anglophile (l’Angleterre étant vue comme une république par les philosophes) et l’autre monarchique. Elles vont tenter de « surfer » sur cette vague. Un modèle de patriotisme plutôt anglophile affronte un modèle plutôt anglophobe ou « réactionnaire[19] », fidèle à la monarchie française, qu’elle soit absolue ou non. Le premier critique l’oisiveté de la noblesse française et vante la vertu d’une noblesse commerçante[20] qui agirait pour le bien commun par le négoce. Face à cela, d’autres auteurs[21] prennent la plume pour défendre la légitimité de la noblesse militaire, en mettant en avant le pouvoir corrupteur de l’argent et la perfidie associée à la noblesse anglaise mercantiliste, qui serait prouvée par ses exactions telles que « l’attentat » ignoble perpétré par l’amiral anglais Boscawen[22]. D’un côté, un courant d’idées inspiré des tendances en vogue outre-Manche (whigs, mercantilistes, libérales) qui considère que la richesse provient du commerce et de l’autre, un courant traditionnel adossé à une aristocratie terrienne et guerrière, plutôt colbertiste[23] et physiocrate[24], qui prétend que la vraie richesse provient de la terre et qu’en cela, la puissance anglaise repose sur du sable et du vice. La métaphore d’une nouvelle guerre punique est régulièrement filée : tellurocratie[25] romaine contre thalassocratie carthaginoise, mais où chacun des belligérants se voit en successeur des fils de la Louve. En quelques années seulement, une profonde transformation du champ lexical s’opère. Le mot « citoyen » devient omniprésent. Même les partisans de l’absolutisme ne peuvent que tenter de se réapproprier l’idée, comme si subitement, Louis le Bien-Aimé[26] régnait sur de bons citoyens dévoués, sans que l’ordre établi n’en ait été affecté.
La réaction absolutiste
Comment le pouvoir absolu, d’essence divine, en crise, au cœur de défaites et face à un contre-modèle politique anglais — qui apparaît plus performant puisque victorieux — a-t-il tenté de s’adapter à ces changements ?
Nous l’avons mentionné plus haut, même si les Français ne sont pas en reste, ce sont les Anglais qui ont un temps d’avance dans l’exploitation de cette force nouvelle, ce nouveau ressort mental qu’est le patriotisme. Elle contribue à leurs succès insolents durant la guerre de Sept Ans[27]. Il faut donc attendre l’arrivée du duc de Choiseul aux affaires[28] pour que son homologue, le célèbre William Pitt surnommé le great commoner, (le ministre du peuple)[29] trouve face à lui un autre patriote déterminé. Les deux personnages ont un style et un tempérament radicalement différents. Pourtant chacun aura impact majeur sur le destin de son peuple. Choiseul n’a pas le charisme de tribun de Pitt mais il sait faire preuve d’une remarquable finesse. Dès lors, ce conflit prend également la forme d’une véritable guerre de propagande. Orchestrée par Choiseul et réalisée par des publicistes de talent tel que Jacob-Nicolas Moreau, elle connaît un franc succès et permet à Versailles de toucher l’opinion française et européenne. Désormais, les guerres se gagnent également dans les esprits. C’est au cours de l’hiver 1761–62 que Choiseul, faisant désormais office de premier ministre, va réussir à canaliser la flambée de patriotisme anglophobe au travers de l’épisode des dons de vaisseaux au roi. Les dons provenant des États provinciaux, ainsi que de toutes les franges de la société, permettent en quelques mois à seize navires de ligne d’être mis en chantier et de réaliser la collecte de treize millions de livres de souscription[30]. Bien sûr, l’issue de la guerre est proche et les navires ne seront pas opérationnels avant la fin, mais son but est de préparer une guerre de revanche et de remobiliser le peuple français dans celle en cours, de galvaniser son moral. C’est bien Choiseul, dès 1760, qui amorce le redressement de la France, qui aboutira à la victoire face aux Anglais durant la guerre d’Indépendance Américaine et qui permettra indirectement l’épopée napoléonienne.
Au lendemain du traité de Paris de 1763, la France est sous le choc, pas uniquement son monarque devenu désormais le « Mal-Aimé », mais tout un peuple. Il ne s’agit pas d’une simple crise politique. Le traumatisme de la défaite est profond. Rarement dans son histoire elle aura subi une telle humiliation, qui plus est face à un pays trois fois moins peuplé et disposant de beaucoup moins de richesses intrinsèques. La France s’interroge, fulmine, rumine, cherche les raisons de son échec. Elle cherche des coupables et elle les voit dans le roi et son entourage. La Pompadour et ses protégés, dont le maréchal Soubise ridiculisé à Roßbach[31], sont la cible de la vindicte populaire. Ce qui est plus grave, c’est désormais la figure du roi qui est ouvertement critiquée et il devient impossible d’endiguer le phénomène. Jusqu’alors, on prenait un soin particulier à ne pas viser le roi directement dans les critiques.
Dans ce contexte hautement explosif pour Versailles, Choiseul va faire preuve de flair et d’habileté. En 1765 a lieu une flambée de patriotisme sans précédent, provoquée par une pièce de théâtre qui rencontre un succès inattendu : le Siège de Calais. Écrite par De Belloy, elle relate un épisode du début de la guerre de Cent Ans et met en scène le patriotisme des bourgeois de Calais qui se sacrifient pour faire barrage à l’envahisseur anglais. Le succès est immense et séduit toutes les couches de la population, jusqu’à la famille royale[32], signe que les mutations en cours durant le siècle ont également opéré au sein de l’aristocratie et que personne ne perçoit la portée subversive contenue dans ces messages patriotiques. Faisant preuve d’audace, le pouvoir « donne ordre aux Comédiens-Français de jouer la comédie gratis pour les parisiens peu fortunés. Lors de cette représentation, le 12 mars 1765, la salle est comble.« […] »L’enthousiasme est tel que si l’ennemi eut été aux portes de Paris, et qu’il eut été question d’aller aux armes, on auroit vu tout ce peuple verser jusqu’à la dernière goutte de son sang ». Au XVIIIe siècle, le théâtre est un art populaire qui joue un rôle politique important. Le siège de Calais est une œuvre patriotique en apparence « réactionnaire » ou conservatrice, au travers de laquelle De Belloy tente d’associer patriotisme et fidélité au roi. Cela fonctionne tellement bien, que lors des centaines de représentations qui ont lieu en France, le public scande durant de longues minutes des « Vive le roi », « Vive la France ». Notons que pour le moment, patriotisme et monarchisme ne s’opposent absolument pas.
En cela, le pari du pouvoir a été payant. Le cercle des philosophes des Lumières, cibles indirectes de la pièce de théâtre, assimilés en quelque sorte à des « citoyens du monde apatrides » (donc de « mauvais Français »), se font le plus discrets possible par peur d’être emportés par la vague patriotique. La menace pour le pouvoir semble écartée. Toutefois, la figure du roi est très secondaire dans ce récit théâtral, pire, l’absence de Philippe VI au siège de Calais fait écho à l’absence du roi Louis XV sur le champ de bataille durant la guerre qui vient d’être perdue. C’est bien le troisième ordre qui se trouve ici glorifié. Un autre indice de la défiance et du discrédit du roi se trouve dans la poussée de « prusso-manie » que connaît la France durant la guerre, alors que la Prusse fait partie des ennemis. Les victoires de Frédéric II sont célébrées par le peuple comme par les élites. Or dans le contexte de ferveur patriotique de l’époque, ce serait une erreur d’interpréter cela comme une forme de haine de la France, mais bien comme le désir profond de la nation de voir le retour du roi aux commandes[33]. Ce Frédéric incarne le roi dont rêveraient les Français, austère et guerrier. Dans l’atmosphère d’admiration pour les valeurs antiques, c’est la figure du Prussien qui incarne le mieux aux yeux de l’opinion, le mode de vie spartiate fait de dépouillement et de dévouement envers la cité, à mille lieues de l’atmosphère versaillaise. Le danger est grand pour le pouvoir absolutiste et le besoin de transformation des méthodes du pouvoir devient urgente, mais c’est bien la figure royale de Louis XV et les élites jugées décadentes ainsi que l’absolutisme qui sont alors menacés et non la monarchie en tant que telle.
Conclusion
Ainsi, l’essor des concepts de patriotisme et de citoyen a transformé en profondeur les soubassements de tout pouvoir temporel et induit inéluctablement une adaptation des régimes en place. Le sujet, en devenant progressivement citoyen, devient acteur de son destin. Et le peuple, en devenant nation n’est plus passif. Il devient une donnée incontournable et agissante, qui est amenée à terme à devenir la source première de la légitimité des gouvernants. Ces idées, à la fois antiques et nouvelles, sont par conséquent fondamentalement subversives. Elles renversent la logique de la verticalité du pouvoir. Désormais, le souverain n’est plus de droit divin, la légitimité de son pouvoir ne s’applique plus du haut vers le bas, mais du bas vers le haut. Avant même le couronnement de Louis-Philippe en 1830, Louis XV est déjà en quelque sorte de facto « Roi des Français ». Par ailleurs, l’idolâtrie du peuple pour un Frédéric II, roi guerrier à la tête d’un peuple dénué de libertés fondamentales, ainsi que l’attachement encore très grand envers la monarchie, amène à relativiser l’influence des idées des Lumières sur la France du XVIIIe siècle et, par opposition, laisse imaginer quelles options nombreuses étaient celles de la royauté pour éviter la Révolution. Edmond Dziembowski nous garde d’une « lecture trop téléologique du siècle des Lumières »[34] qui aurait mené inéluctablement à la Révolution française. L’histoire n’était pas écrite. Le formidable potentiel de puissance militaire contenu dans le concept de patriotisme, aurait vraisemblablement pu être exploité au travers d’un cadre monarchique traditionnel. Ceci signifie indirectement que rien n’est écrit, notre modèle de société, notre civilisation sont mortels et que notre république qui aurait pu ne pas être, pourrait tout aussi bien disparaître.
Quels enseignements pouvons-nous en tirer pour l’avenir ?
La France semble devoir relever deux défis majeurs au cours de ce siècle. D’une part une menace interne : l’éclatement de sa cohésion nationale et par extension de son contrat social. La coexistence au sein d’un même État-nation de plusieurs matries (plusieurs langues, cultures, échelles de valeur), voire plusieurs patries (attachement à différents modèles de société : remise en cause des lois de la république). De l’autre une menace externe : le déclassement voire la satellisation. C’est-à-dire, comment peser dans un monde où les puissances sont désormais toutes des États-continents dont les échelles démographiques semblent nous mettre d’emblée hors-jeu ?
Dans les deux cas, l’amour de la patrie, qui sous-entend l’acceptation de la puissance, associée à d’autres facteurs, telles que des politiques démographiques volontaristes, seront des conditions sine qua non à notre préservation. En effet, comment préserver l’unicité de la nation ? Comment préserver ce que nos aïeux auraient sans doute appelé la concorde et que nous nommons « vivre-ensemble » sans amour de la patrie ? Comment relancer le moteur de l’assimilation sans s’aimer soi-même en premier lieu ? Après tout, pourquoi ressembler à quelqu’un qui se déteste ?
Et plus largement — si l’on étend cette réflexion à un cadre supranational — comment faire peser une Union européenne sur la scène internationale, qui n’aurait aucune volonté de puissance propre en dehors de celle de l’OTAN ?
L’absence de volonté de puissance découle du relativisme culturel, qui lui-même découle de la volonté post-moderne d’ériger l’ethnocentrisme en mal absolu. Ce mouvement conduit inéluctablement à la haine de soi et à l’autodestruction, ou la dissolution de la communauté nationale.
« Le patriotisme c’est aimer son pays, le nationalisme, c’est haïr celui des autres » disait le général de Gaulle. Or si la crainte du politique de voir se reproduire les hécatombes du XXe siècle — associées mentalement aux diverses formes du nationalisme — est compréhensible, elle est désormais contreproductive pour assurer la paix. Ce qui est désormais une urgence vitale pour la sauvegarde de la France en tant que matrie ou patrie (c’est à dire sur le plan culturel et légal), c’est de réapprendre à aimer son pays. Il s’agit bien là de savoir retrouver cette position d’équilibre dont parle tant le général de Villiers[35] ; un équilibre sain et salvateur entre un amour du prochain se gardant de virer en haine de soi et un amour de soi sachant se prémunir de muer en haine de l’autre.
Antoine EGRET
(source : Theatrum Belli )